Madeleine, 55 ans
« Il m’est arrivé de me demander si j’allais tenir…»
C’est un sujet délicat, tant il agace : la lassitude et les burn-out des enseignants sont souvent mal compris. La situation mérite pourtant d’être approfondie. Madeleine, professeur des écoles aguerrie, dévoile les glissements qui s’opèrent entre engagement et découragement.
C’est une femme énergique, passionnée par son métier, et qui ne se perd pas en tergiversations inutiles. Madeleine est enseignante depuis 33 ans, actuellement pour une classe de CE2. Elle est également tutrice de trois futurs enseignants. Son savoir-faire a épuré sa pratique. Pour autant, elle avoue d’emblée : « La première grande difficulté à surmonter, c’est la fatigue. Quand j’étais plus jeune, et que mes trois enfants étaient petits, il m’est arrivé de me demander si j’allais tenir physiquement.»
Observons-la pour comprendre. En classe, elle se déplace calmement, mais son corps tout entier est en mouvement. Elle vit la classe, elle est « dedans » : son visage, extrêmement mobile, exprime tout ce qu’elle ressent. «Quand je suis avec les élèves, je suis à fond, je ne me pose pas de question.» Perpétuellement attentive, dès le premier regard, dès l’accueil du matin, elle veille sur chacun de ses 28 élèves. L’une n’est pas en forme, petite mine, l’enfant rêvasse : Madeleine n’insiste pas. L’autre est épuisé par des journées aux longues plages horaires d’étude et de garderie : l’enseignante le reprend si besoin, puis chuchote quelques mots justes pour que les larmes sèchent vite. L’enfant redresse la tête ; on sourit de le sentir à nouveau heureux d’être là ; il semblerait qu’elle l’ait perfusé d’énergie. « J’ai toujours ressenti cette fatigue, physique et nerveuse, même quand j’avais 30 ans. Je crois que l’énergie s’extériorise dans ma présence auprès des élèves. C’est normal, c’est le boulot : on doit être présent pour eux. »
On entend bien. Mais cet épuisement n’est-il pas équivalent à celui de n’importe quel autre travail ? Celui ou celle dont le corps s’use à effectuer les mêmes gestes chaque jour, le commercial qui parcourt quotidiennement des centaines de kilomètres avec des objectifs de vente toujours plus élevés, le manager responsable d’une équipe… il y a tant d’autres professions exténuantes.
Un métier qui envahit la vie privée
De fait, Madeleine évoque aussi la manière dont son métier envahit la vie privée. « J’avoue que je suis lassée de ça, de cette interférence ». Les corrections, les préparations, les préoccupations quant aux élèves en difficultés, empiètent sur les soirées et les week-ends. Les dossiers administratifs pour les enfants ayant besoin d’un suivi spécifique, sont en cause. « Je crois que ce qui me met le plus en difficulté, en terme de temps de travail, c’est toute cette paperasse à renseigner ! »
Malgré ses 30 ans d’expérience, Madeleine totalise 52 heures de travail par semaine. « J’en ai fait un exercice de calcul pour mes élèves. Cela change leur regard sur le métier… et c’est intéressant de constater que cela interpelle les parents, aussi ! » De fait, elle pointe l’état de surmenage de beaucoup de jeunes enseignants, qui n’ont pas encore l’efficacité liée à l’expérience (lire focus ci-dessous).
D’accord. Mais, encore une fois, ce nombre d’heures explique-t-il l’épuisement nerveux ressenti ? Madeleine en vient à parler de l’implication personnelle, qui fragilise. Enseignante aguerrie et reconnue pour ses qualités, elle dit pourtant : « Ce qui déstabilise le plus, c’est lorsque l’on n’arrive pas à trouver comment faire avec un élève, au niveau comportemental. Cela parasite toute la classe. Du coup, l’enjeu ne tourne pas seulement autour de lui, mais ce sont tous les autres élèves qui sont aussi concernés.»
Et c’est là qu’apparaît l’une des difficultés spécifiques au métier : l’implication très forte, associée au questionnement professionnel, engendre, si l’on n’y prend garde, une remise en cause personnelle. La capacité à douter, nécessaire pour réajuster la pédagogie mise en œuvre, devient envahissante. Et Madeleine d’expliquer le glissement qui s’opère : « On a affaire à des êtres humains en devenir. Ils sont malléables, donc on peut faire des erreurs graves, par des mots mal choisis, ou parce qu’on n’arrive pas à établir le contact. Alors on se remet en question en tant que personne. Je me dis parfois que je ne sais plus faire, que je suis trop fatiguée, que je suis trop vieille… »
L’enseignante analyse ces difficultés, avec sincérité, mais avec une distance salutaire. « Avec l’expérience, avec le temps, et après avoir consulté un psychologue pendant quelques années, j’ai intégré le fait que les problèmes ne sont pas toujours de mon ressort. Cela ne veut pas dire que je baisse les bras. Cela veut dire que je fais appel, quand c’est nécessaire, à une aide extérieure. »
« On peut avoir peur du jugement des autres, même de la part de ses pairs. »
Cette aide, Madeleine la décrit précisément. Les échanges avec les collègues sont absolument nécessaires pour mutualiser les connaissances au service d’un élève en difficultés. « Mais on peut avoir peur du regard et du jugement des autres, même de la part de ses pairs : « Celle-là, elle ne sait pas gérer sa classe ! » ». Donc, parfois, certains enseignants se taisent. » A ce sujet, Madeleine dit sa chance, d’exercer dans une grande école où la chef d’établissement participe énormément à la liberté de paroles et soutient toute l’équipe. La qualité des échanges et du travail en découle.
Autre point d’appui, la collaboration avec les spécialistes qui entourent l’élève (orthophoniste, psychologue, psychiatre, notamment) est absolument indispensable : chacun collabore, dans son domaine, pour trouver des solutions pour l’enfant ; l’enseignant ne se sent pas seul face aux difficultés qui ne sont pas de son ressort.
Sur tous ces points, Madeleine est claire : « On pense souvent qu’il ne faut pas montrer ses doutes. Mais je pense qu’exprimer ses fragilités, avec délicatesse, c’est aider l’autre à dire les siennes. Alors je le dis à des parents, et à mes collègues, quand je les sens en détresse : on peut avoir besoin d’une aide extérieure.»
Sentiment d’incompréhension
A contrario, on imagine le désarroi d’un enseignant qui peut avoir l’impression de ramer seul, lorsque le dialogue avec les parents se rompt, lorsque les spécialistes ne collaborent pas. Autre point sensible, cette forte implication personnelle s’accompagne d’un sentiment d’incompréhension. Madeleine analyse ce ressenti, qui commence parfois dans la sphère familiale. « J’ai l’impression que l’école, l’enseignement, est un monde à part ; donc je n’en parle pas à mon conjoint ni à mes enfants, ou très peu, d’abord pour distinguer le travail de la maison, mais aussi parce que je pense qu’une personne qui ne connaît pas notre travail aura du mal à comprendre. » Elle évoque aussi les musiciens et les chanteurs qu’elle côtoie, dans son orchestre et sa chorale, qui sont pour quelques-uns du milieu médical. « Moi aussi, quand je les écoute, j’ouvre des grands yeux… et je mesure toutes leurs difficultés. C’est une ouverture pour moi. Mais je me rends compte malgré tout qu’il faut que je me justifie de mes vacances ! »
Incompréhension et manque de reconnaissance ressentis, l’expression de ces difficultés n’est pas nouvelle. Mais Madeleine va plus loin, en pointant ce qui rend l’articulation douloureuse. « D’un côté, les parents sont souvent très pris, très fatigués, pas toujours disponibles pour leurs enfants. Ils comptent sur l’école, pour pallier ce manque de présence : il y a comme un surcroît d’exigence vis-à-vis de l’école… et en même temps, paradoxalement, une défiance vis-à-vis de l’institution, des enseignants ».
Un équilibre à l’opposé du repli sur soi
Pour autant, elle raconte les mots et les gestes de sympathie de la part de quelques parents, qui lui font si plaisir. « On parle des difficultés, mais il ne faut pas oublier de dire que les gratifications, c’est génial ! Il y a parfois des retours très positifs, touchants et spontanés, alors que l’on a été en conflit. Et les dessins d’enfants, je les garde tous ! »
Pour se protéger, tout en restant engagée et épanouie dans son métier, Madeleine a donc trouvé un équilibre. Dans sa vie privée, musique et sport lui fournissent des temps d’évasion, où les soucis de l’école ne peuvent s’immiscer, sources d’oxygène nécessaires. Dans sa vie professionnelle, elle a fait le choix de devenir tutrice auprès de jeunes enseignants. Toute l’énergie donnée, toutes les rencontres occasionnées, participent à un même mouvement d’ouverture, à l’opposé du repli sur soi.
Texte et photos : Florence Raguenez
FOCUS SUR > Un prof sur dix en état de burn-out dès sa première année d’exercice
Par LEXPRESS.fr avec AFP, publié le 12/12/2012 à 19:07
Une étude récente révèle qu’un enseignant sur dix est en état d’épuisement professionnel dès sa première année de travail. Les professeurs d’école seraient les plus touchés. (extrait)
Parmi ces jeunes enseignants, ce sont les professeurs d’école qui souffrent le plus d’épuisement émotionnel (55% d’entre eux) contre 40% des professeurs de collèges et lycées. Parmi les hypothèses explicatives, selon la chercheuse, figurent le temps passé avec les élèves (journée entière avec la classe) au primaire, ou un investissement plus fort dans la relation à l’élève.
L’étude fait apparaître une multiplicité de causes, contextuelles ou individuelles, au « burn-out »: surcharge de travail, climat scolaire (discipline notamment), absence d’accompagnement à l’entrée dans le métier, ou représentation de soi et de son métier.
Parmi les pistes préconisées, beaucoup résident en amont dans la formation de l’enseignant, en fournissant des « ressources » adaptées: une formation spécifique tournée vers le travail émotionnel, les stratégies d’enseignement, la gestion des conflits.
En savoir plus sur http://www.lexpress.fr/education/un-prof-sur-dix-en-etat-de-burn-out-des-sa-premiere-annee