« Le quotidien (heureux ?) des professeurs des écoles »…
A la hauteur du point d’interrogation posé, dans le titre de ce blog, se vivent des situations qui peuvent aller jusqu’à la détresse.
Merci aux 4 personnes qui ont accepté de témoigner, de façon anonyme.
La 1ère, Anne, a été une enseignante passionnée… jusqu’au burn-out. Elle raconte : d’un jour à l’autre, sans s’en rendre compte, elle a perdu pied ; et a dû changer de métier.
La deuxième, aborde la fin de sa carrière en posant des mots clairs, ceux que les enseignants n’osent pas toujours dire, sur les liens entre l’évolution de la société, et la vie au sein des classes et des écoles.
Enfin, deux conseillers de terrains ont accepté, eux aussi, de témoigner : en charge de l’accompagnement des enseignants, ils constatent les évolutions du métier qui peuvent les fragiliser.
Au-delà de l’écoute de chacun, de toutes ces personnes confrontées aux difficultés du métier, se dessinent des pistes de solutions.
1er témoignage : Anne
« Un matin, je n’ai pas pu me lever. »
Anne a fait un burn-out il y a six ans. Enseignante enthousiaste, impliquée dans tous les projets, elle n’a jamais réussi à revenir dans sa classe. Six ans plus tard, elle a trouvé un autre travail, et peut raconter ce qu’elle a vécu. Ses pleurs, par moment, révèlent encore une douleur, comme un deuil en cours. Le deuil de son métier.
« Un matin, je n’ai pas pu me lever. C’était tout un ensemble, j’étais dans un état second. Je n’ai jamais réussi à remettre les pieds dans ma classe. C’était en mars 2011. Le médecin a mis le mot « burn-out ». J’ai pris des antidépresseurs pendant un an, jusqu’à ce que je puisse prendre ma retraite : ce jour-là, j’ai été libérée, je me suis sentie apaisée. »
Pendant cet arrêt, l’accompagnement d’un psychiatre a permis à Anne de comprendre ses angoisses. « A chaque fois que j’allais chez lui, il y a un nœud qui sautait. Mes angoisses venaient de l’école, mais elles diffusaient sur toute ma vie. Toutes les nuits, je faisais des cauchemars, je bossais jour et nuit, je n’arrivais plus à m’en sortir. Et à la maison, j’étais insupportable. Le psy m’a permis de me libérer de toutes les culpabilités que j’avais, et notamment celle d’être une mauvaise enseignante. »
Anne raconte les signes annonciateurs, et parle d’emblée d’un premier arrêt de 2 mois, pour dépression, en 2005. A l’époque, un évènement déclencheur l’avait fait basculer. « Il y avait dans ma classe un enfant autiste, au syndrome Asperger. Un jour, j’étais en surveillance de cour, et je l’ai vu à la fenêtre. J’ai eu très peur. Il n’avait pas encore d’AVS. La demande a été faite ensuite, l’AVS a été mise en place à la rentrée suivante. » Suite à cet arrêt, Anne reprend le travail à mi-temps, pendant 4 ans. « Mais je me suis rendue compte que le mi-temps , ce n’était pas mon truc. Je n’avais plus la maîtrise des projets, de ma classe. Et puis, pour des raisons financières aussi, il a fallu que je reprenne à plein temps, en 2009. »
Au fil du temps, et grâce au suivi entamé avec le psychiatre, Anne a tiré les fils du malaise qui l’a envahie, petit à petit. Il y a, d’une part, les évènements extérieurs, le comportement des autres.
Anne parle d’abord de l’attitude de certains parents. « Quand un enfant est en difficulté, on alerte. Mais ils ne veulent pas entendre. On a beau dire les choses, ils n’acceptent pas. Après coup, les choses avancent, mais sur le coup, c’est douloureux. Et j’avais l’impression de manquer de formation, pour ces enfants en difficultés. »
Plus largement, en dehors d’une situation liée à un enfant en difficultés, Anne pointe l’évolution des comportements éducatifs : « Je ne veux pas généraliser, mais c’est une situation de plus en plus fréquente : les parents lâchent prise quant aux exigences posées pour l’enfant. Les loisirs passent avant l’école : on peut avoir un élève absent, parce qu’il est allé à la fête de la musique la veille au soir. Et ils n’osent plus dire « non » à leur enfant, sans doute parce qu’ils ont peur de perdre l’amour de celui-ci. Parce que la société est ainsi : tout doit être loisirs, plaisirs, épanouissement personnel…
Paradoxalement, ils mettent de la pression pour que l’enfant réussisse, donc ils font classe à la maison. Ils n’ont plus confiance en nous, ils n’ont plus confiance dans le système. »
Autre facteur de souffrance, Anne décrit aussi le poids du travail administratif après la classe : « Les corrections, les évaluations, les préparations des cours…. Tout cela me pesait beaucoup plus que les relations parfois difficiles avec les parents et certains enfants. » Le témoignage de Madeleine permet de comprendre la manière dont ce travail « caché », conjugué à un investissement personnel fort, envahit la sphère privée et peut ainsi participer au déséquilibre.
Cela étant, mais dans une moindre mesure, Anne souligne aussi le poids des réformes incessantes : « J’ai fini par avoir l’impression que plein de choses ne me correspondaient plus. La mise en place du soutien, par exemple : j’avais l’impression de m’acharner, avec des élèves qui n’étaient plus en état de travailler… J’avais le sentiment de suivre un mouvement auquel je n’adhérais pas, et d’être remise en cause à chaque nouvelle réforme. La dernière année avant mon arrêt, j’ai donc pris une classe en maternelle, en TPS-PS. J’ai cru que je m’y sentirais mieux, que ça allait me relancer. Mais il y avait… des évaluations ! J’avais l’impression d’être en primaire. Cela m’a dégoûtée… »
Au sein de la classe, le comportement d’un élève peut être un facteur aggravant : « La dernière année, j’avais un élève immaîtrisable. Même ses parents n’avaient pas le dessus sur lui. Ils le déposaient le matin, en nous disant qu’il n’avait pas dormi, qu’ils n’avaient pas dormi. Il écrivait sur les murs… J’étais obligée d’employer la force pour le maintenir, pour le ceinturer. J’avais l’impression d’une violence, et cela me rendait malade de penser que les autres en étaient témoins… Quel sentiment d’impuissance, par rapport aux difficultés de cet enfant ! Et puis il me pompait une telle énergie… Alors on se remet en cause tout le temps : je ne suis pas capable, je suis nulle… »
Cela étant, Anne discerne les points de jonctions entre cette réalité, et ses propres fragilités : « A l’école, j’étais à fond. Même moi, je ne me rendais pas compte de ce qui se passait au fond de moi. Dans l’équipe, on vivait une belle amitié, de la bienveillance, et j’ai beaucoup travaillé en binôme avec une amie, avec laquelle j’étais très complémentaire. Elle me portait beaucoup. On était presque en osmose, et quand elle est partie en retraite, c’est vrai que j’ai eu du mal… Au niveau de l’équipe, c’est vrai aussi que la fatigue est parfois terrible : en fin de période, en fin d’année, les gens sont parfois hyper-fatigués, très sensibles. Mais cela ne me faisait pas souffrir. En réalité, j’étais très enthousiaste, toujours partante pour les nouveaux projets. Mais c’est vrai que j’intériorise trop. J’ai envie de tout gérer, de ne pas laisser de place à l’improvisation. Il faut que les choses soient cadrées. Aujourd’hui, je comprends qu’il ne faut pas vouloir tout gérer… et en même temps, c’est ce que l’on nous demande ! On ne peut pas tout maîtriser. »
Pour retrouver confiance en elle, Anne parle d’un bilan de compétences qu’elle a effectué, pendant l’année de son arrêt de travail : « Cela m’a beaucoup aidée, parce que je me suis rendue compte que j’étais capable de faire autre chose… Le pire, c’est que les différents tests que j’ai faits ont révélé que j’étais faite pour l’enseignement ! Mais j’ai pris conscience que ce n’était plus la peine d’insister. Alors j’ai financé une formation en bureautique, et j’ai passé des concours. Aujourd’hui, je suis vraiment heureuse. Je ferme la porte de mon bureau, et j’ai fini. En classe, je ne réussissais pas à cloisonner. Je n’avais pas l’impression que c’était un travail… alors finalement, je travaillais tout le temps. Mais il faut faire la part des choses. »

Poser les mots, et les maux, au fil des jours… Le travail effectué avec le psychiatre s’est accompagné d’écriture.
FOCUS >
« Burn-out » : sur-engagement toxique, quand le travail devient un mode de vie… 
« 12,6% de la population active française présenterait ces deux phénomènes provoquant un risque élevé de développer un syndrome d’épuisement professionnel couramment nommé burn out. Les agriculteurs exploitants sont ceux qui sont les plus touchés: près d’un quart d’entre eux.
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Le burn-out touche aussi un artisan, commerçant, chef d’entreprise ou cadre sur cinq. «Parmi les cadres, ceux qui travaillent dans le secteur de la connaissance comme les enseignants par exemple sont les plus concernés parce qu’ils ont fait du travail un mode de vie. Pour les métiers hautement concernés par les nouvelles technologies: il n’y a plus vraiment de séparation entre la vie privée et la vie professionnelle, ce qui induit un surengagement», indique Jean-Claude Delgènes, directeur général de Technologia. Pour ce dernier, l’économie du numérique et de la connaissance et la déportation du travail font que le travail consomme du temps et évacue toutes les autres activités. «L’espace et le temps ne comptent plus, ce qui rend d’ailleurs impossible de quantifier le travail. La maladie des temps modernes, c’est le mauvais usage des télécommunications», lance-t-il.
http://www.lefigaro.fr/economie/le-scan-eco/decryptage/2015/05/19/29002-20150519ARTFIG00011-burn-out-quels-sont-les-metiers-a-eviter.php
Un chiffre, pour resituer :
« Une étude de la Dares (ministère du travail) de février 2013 a calculé le taux d'absentéisme par branche professionnelle. Ce taux est de 3,2% pour les enseignants soit moins que la moyenne nationale (3,6%). Les taux les plus élevés se trouvent dans le bâtiment ou la santé. D'une façon générale, le taux varie selon le niveau de souffrance physique ou psychologique au travail et selon la catégorie sociale. Les ouvriers sont trois fois plus absents que les cadres. Des réalités qui résistent aux leçons de morale... »
http://www.cafepedagogique.net/lexpresso/Pages/2015/03/02032015Article635608765035810711.aspx
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2ème témoignage : Marie
« La collectivité n’éduque pas un enfant ! »
Marie prendra sa retraite dans un an. Son humour à toute épreuve lui permet de raconter le quotidien, sans faire de concession.
« Ce que je dois reconnaître d’abord, c’est que j’aime toujours ce que je fais, malgré les années. Et je le ressens quand je suis avec les enfants. » Enseignante aguerrie, Marie décrit cependant la fragilité de l’équilibre quotidien. « La maternelle, c’est un défi permanent : on ne sait jamais comment peut tourner la situation. C’est comme une scène de théâtre, dont on est le metteur en scène. Une scène où règnent le travail, le respect, la découverte, l’humour, le calme, le rire et la bonne humeur.»
Si l’enseignante apprécie tant de voir évoluer les enfants, de constater qu’ils s’intéressent, qu’ils sont demandeurs, qu’ils sont actifs… elle reconnaît aussi que le métier est bien plus difficile que lorsqu’elle a débuté. Précaution prise : « il ne faut jamais généraliser et ne pas idéaliser le passé ».
Quelles sont ces difficultés ?
« Il y a le nombre d’élèves dans une classe », constate-t-elle d’emblée. « Dès qu’on arrive à la trentaine d’élèves, on a du mal à s’en sortir ! » Concrètement, la vigilance pour chacun ne peut être optimale. « Il faut toujours avoir en tête que chaque enfant est différent. Et que notre priorité, c’est que les enfants soient heureux d’être à l’école. Cela aussi, c’est un défi : parce que le nombre ne participe pas au bonheur de chacun, et parce qu’on n’a pas toujours le temps et les moyens de respecter ces différences. » Sur ce point, Marie évoque le travail avec l’Asem. « Les Asem sont un des piliers de la maternelle. Et j’ai la chance de travailler avec quelqu’un d’extraordinaire, qui fait les choses délicatement, qui prend son temps, et qui sait adapter le travail que j’ai prévu s’il y a besoin. »
Deuxième grande difficulté : l’accueil et le travail fait pour les enfants qui ont un comportement perturbé.
Premier type de cas, « Les enfants qui n’ont pas de cadre éducatif ne représentent pas une majorité, mais cette minorité compte 2 fois plus que les autres, au sein du groupe classe. » Concrètement, ces enfants-là ne savent pas ce qu’est une règle (par exemple : marcher et non pas courir, écouter l’adulte et respecter une consigne donnée, même simple, comme rester assis quelques minutes). Pour eux, la découverte de la vie en collectivité, indissociable de règles nécessaires, est un choc.
Parmi ces enfants, Marie évoque aussi le cas des petits surprotégés. « C’est sans doute, en partie, parce que les parents ne font plus 100% confiance dans l’école, comme il y a 50 ans. C’était peut-être excessif à l’époque… mais c’est maintenant l’excès inverse. » Dans la foulée, elle parle aussi de la gentillesse de beaucoup de parents qui s’inquiètent pour leurs rejetons. La surprotection ne se traduit donc pas toujours par de l’agressivité vis-à-vis des enseignants… à condition de ne pas l’interpréter par un manque de confiance.
Deuxième cas de figure, parfois étroitement lié au cas précédemment décrit, Marie décrit des « situations familiales pas paisibles ». « Les gens ne s’en sortent pas, ils avouent ne pas savoir comment faire pour poser l’éducation. » Il y a alors une oscillation, comme une « affection en dents de scie », entre « une surenchère de vocabulaire affectueux, alors que l’enfant va être laissé volontairement à la garderie et au centre aéré, parce que le parent a trop de peine à s’en occuper. »
Mais sur le sujet, Marie s’insurge : « Ce n’est pas la collectivité qui éduque un enfant ! » Et d’insister : « La collectivité à longueur de journée, c’est violent, pour un petit ! »
L’enseignante constate pourtant que l’école accueille des enfants qui ne sont pas prêts, qui viennent trop vite y vivre des journées entières. Et ce n’est pas faute d’avoir diffusé l’information : Marie sait que sa chef d’établissement met en garde les parents sur le fait que la collectivité à outrance est très difficile à vivre pour des petits. Si cela peut se comprendre pour certaines familles, qui n’ont pas d’autres choix, cela interpelle sur ce que l’on souhaite pour chaque enfant.
Troisième situation parfois difficile, certains élèves dont les parents sont séparés ne sont pas « sécurisés ». « Il y a des enfants perturbés parce qu’ils ne savent pas qui est qui, ou parce qu’il y a beaucoup de trajets à faire, quand il va voir papa ou maman… Certains parents veulent peut-être aussi compenser, le manque de présence ou la perturbation liée à la séparation, en offrant à l’enfant beaucoup de jeux, des virées au Mac Do… alors que ce n’est pas de cela, dont le petit a besoin. Et puis, ils ne fâchent pas leur enfant, parce qu’ils ont peu de temps à partager ensemble. » Cela dit, l’enseignante prend soin de ne pas généraliser : les comportements ne sont pas toujours liés à la structure parentale. « Certains enfants de parents séparés ou de parent isolé sont très calmes ! »
Autre constat, Marie pointe un autre souci également lié à l’évolution des structures familiales : « les parents de nos élèves sont désormais très souvent éloignés du reste de leurs familles. Donc le jour où l’enfant est malade, on ne sait pas où le mettre… donc on l’envoie à l’école. » Et c’est parfois une souffrance pour l’enfant que d’être obligé de vivre la collectivité alors qu’il est épuisé. « On voit aujourd’hui, quand les gens viennent chercher leur enfant, des parents qui attendent dans le couloir, parfois à la queue leu-leu… Il y a des familles qui ne parlent à personne. Il y a du mal-être dans tout cela, un manque de relations humaines. »
Cela étant, Marie observe, mais ne juge pas. « Le métier de prof’ des écoles et le métier de parents, c’est bien différent. Il y a des parents qui pensent que nous les jugeons. Ce n’est pas le cas. Mais il faut rappeler des choses de bon sens. Et notamment, que ce qui est interdit aujourd’hui, est interdit demain !… Une règle posée, avec bienveillance, doit être respectée. »
Marie n’enjolive pas le quotidien, et vit cependant sereinement son évolution. Comment réussit-elle ? « Le fait d’aimer son métier, fait que l’on essaye toujours de trouver des solutions. Le but du jeu, c’est de montrer à chaque enfant que l’on attend de lui des choses positives. Il faut essayer de trouver pour chacun la meilleure manière de faire… même si ce n’est pas toujours facile. Et c’est à nous, de l’aider à trouver du positif dans ce qu’il est. »
Pour ce qui est des enfants au comportement compliqué, entre fermeté et souplesse, le bon dosage est souvent difficile à trouver. « Il faut trouver des solutions, sinon ils peuvent faire tourner la classe en vrille. Mais il ne faut pas non plus se focaliser sur eux, pour ne pas pénaliser les autres, pour ne pas s’épuiser nerveusement, et pour avancer doucement avec l’enfant qui a des problèmes. »
Pour tout cela, Marie insiste sur la nécessité d’utiliser des mots justes. Et parmi eux, elle cite le mot et la notion de « respect ». « Jeter de la nourriture à la cantine, ou ne pas écouter l’enseignant, tout cela, c’est un manque de respect. » Une posture essentielle qui doit se décliner à tous les niveaux, y compris entre les adultes qui oeuvrent pour les enfants.
FOCUS >
Evolution des familles : sans idéaliser le passé, quels impacts sur les enfants d’aujourd’hui ?
Une émission très intéressante, l’analyse de Serge Hefez, psychanalyste et thérapeute familial et conjugal >
http://www.franceculture.fr/emissions/l-invite-des-matins/histoires-de-familles?xtmc=évolution de la famille&xtnp=1&xtcr=7
Cliquer sur « L’histoire des familles, l’invité des matins » 16 mn
ANALYSE >
Les évolutions de la société questionnent le sens du métier
Ils ont à leur actif des années d’expériences en tant qu’enseignants et chefs d’établissements. Aujourd’hui conseillers auprès de professeurs des écoles, Nathalie et Pierre témoignent.
Avant toute chose, le mot « burn-out » doit être précisé : « Il y a des enseignants qui ne sont pas en arrêt, mais qui sont en grandes difficultés dans le métier. Ces grandes difficultés sont liées soit à la pratique professionnelle, avec une gestion de groupe qui va impacter petit à petit le personnel, soit à des problèmes personnels qui impactent le professionnel… et c’est la spirale descendante. Et leur situation ne s’améliore pas, même en changeant d’école », constate Nathalie. La souffrance peut donc être discrète ; elle n’en n’est pas moins là.
Autre constat, les jeunes professeurs sont touchés, eux aussi. Un focus déjà publié dans ce blog mentionnait le phénomène (focus diffusé à la fin de témoignage de Madeleine). Et Nathalie de préciser : « On peut avoir passé tous les filtres pour exercer, mais l’idée que l’on s’est faite du métier est décalée de la réalité. » Phénomène dont l’ampleur interpelle : les conseillers estiment à environ 10%, le nombre de jeunes enseignants en souffrance face à la réalité du métier.
Mais quelle est cette réalité, qui fait aussi partir en vrille des enseignants expérimentés ? Pierre et Nathalie listent, point par point, ce qu’ils constatent, et ce pour quoi ils essayent de trouver des solutions.
Premier axe de difficultés, le travail en lui-même. « Dans ce métier, l’étendue des possibles est infini », résume Pierre. Dans ce registre, en plus de l’ampleur du travail de préparation, de corrections, et les incessantes réformes, Nathalie pointe les effets induits de la différenciation pédagogique : elle peut aussi ne jamais avoir de limite. « A force de différencier pour chaque élève, on peut travailler toute la nuit ! »
De fait, les perfectionnistes peuvent s’y perdre : «L’étendue des tâches à assurer est peut-être devenue trop large… Alors à force de vouloir faire tout, très bien, on ne peut pas tenir », constate Pierre.
Résumons le cercle infernal : travail jamais terminé, envahissant la sphère privée, heures de sommeil réduites, difficultés de gestion de classe, difficultés à prendre du recul sur les stress du quotidien, dégradation de l’image que l’on a du métier, dégradation de sa propre image… Comment rompre la boucle ? La solution devrait passer par une forme de lâcher-prise, à bon escient : s’octroyer des temps de pause, quitte à ne pas avoir tout fait parfaitement, pour ensuite pouvoir discerner l’essentiel de ce qui l’est moins.
Et toujours dans le sens des attentes qui pèsent si lourd sur les épaules des enseignants, Pierre pointe l’une des conséquences de la loi 2005, pour l’accueil des élèves à besoins éducatifs particuliers. « Cette loi n’a pas été accompagnée des moyens nécessaires ». Anne, dans le premier témoignage ci-dessus, raconte les souffrances qui s’en suivent : les professeurs accueillent des élèves à besoins particuliers sans être formés pour cela, mais tout en recevant le message que c’est à eux d’agir pour l’enfant accueilli : quant aux parents, ils attendent que l’enseignant réussisse à faire progresser leur enfant. De fait, le sens du métier, qui est d’accompagner l’enfant dans ses apprentissages et dans son épanouissement, s’en trouve profondément mis à mal.
Deuxième axe de difficultés, « Les repères familiaux ont changé », résume Nathalie. « Et dans le même temps, l’école est un sanctuaire qui ne bouge pas », résume Pierre. Pour compléter tout ce qui a été relaté dans les témoignages précédents, et qu’ils confirment, les conseillers osent parler d’un problème de plus en plus fréquent : le manque de repères éducatifs. Les horaires de coucher, les repas pris en famille, ne sont pas toujours des « points d’ancrage » posés pour le bien-être de l’enfant. Et au-delà de cela, la permissivité excessive, qui peut notamment aboutir à un temps passé sur écrans non limité (et parfois au visionnage d’images pornographiques), est une autre évolution constatée. De fait, les comportements sur les cours d’école s’en ressentent. Et font l’objet de procédures. Fait révélateur : le mot « harcèlement » est de plus en plus rapidement utilisé, de la part des familles. Au milieu de tout cela, les enseignants et l’école se sentent pris en défaut, veulent « apporter une réponse éducative »… et se trouvent fragilisés.
De fait, l’évolution de la société aboutit à une distorsion. Pierre : « Contrairement à autrefois, les jeunes parents ne font pas confiance. Il y a notamment, par exemple, une différence entre les attendus des parents sur la pédagogie, et la réalité : les jeunes parents imaginent souvent une école comme autrefois, car la méthode transmissive les rassure ! Et il y a, aussi, une différence entre les attendus de l’enfant, qui aimerait bien apprendre sur une tablette, et la réalité de la classe. » Question de fond : dans cette relation triangulaire parents-enseignants-enfants, qu’est-ce que chacun attend de l’autre ?
Troisième axe de difficultés, les conseillers pointent deux spécificités du métier. La première, est liée à une évolution rapide du rapport au temps, et à la localisation : Monique l’exprime dans son témoignage :les enseignants d’autrefois habitaient la commune et ne comptaient par leurs heures de présence dans l’école. La reconnaissance ressentie, à l’époque, équilibrait l’investissement à sa hauteur. Ceux d’aujourd’hui habitent souvent loin de leur établissement : la famille, les grands-parents, étant éloignés, les enseignants sont comme tous parents, pressés par le temps pour leur propre famille. « Et les 108 heures appliqués en 2008 ont instauré une logique comptable du temps de travail, sachant que les 4,5 jours en ont rajouté. » Logique comptable qui ne peut avoir de sens lorsque l’on prend en considération les heures de travail « cachées », évoquées dans le témoignage de Claire. Encore une fois, l’évolution du métier questionne le sens qu’on lui confère.
Pierre pointe également une seconde spécificité, « liée au fait qu’un professeur des écoles est l’unique enseignant, pour chacun de ses élèves, tout l’année ». C’est un facteur de fragilité. Pour solutions, les liens avec l’extérieur de la classe sont autant de points d’appuis : liens aux collègues, liens aux enseignants spécialisés, liens aux professionnels spécialistes (psychiatres et psychologues, orthophonistes, psychomotriciens, etc.), permettent de partager les questions, trouver des solutions, donc résister aux difficultés. « Instit’, c’était un sport individuel ; prof’ des écoles, c’est un sport d’équipe », résume le conseiller. Mais la peur d’être jugé peut empêcher cette ouverture. « Parfois, l’enseignant voit que d’autres s’en sortent bien, que la classe d’à côté est mieux. Il s’enferme, n’ose pas en parler, et l’écart se creuse… »
Toutes ces évolutions questionnent le sens du métier. Comment maintenir le cap, si l’on n’a plus la confiance des parents, si les repères éducatifs transmis à l’école ne sont plus ceux qui fédèrent les familles ? Comment résister, si les textes et les contraintes se surajoutent les uns aux autres et changent régulièrement ? En résumé : comment faire, en tant qu’enseignant, pour continuer de croire au sens de son métier ? Aux réponses déjà dégagées précédemment par toutes les personnes qui témoignent dans ce blog, les deux conseillers ajoutent : « Une vraie piste pourrait consister à repositionner l’école dans la relation aux familles, pour créer une relation de confiance. Il faut imaginer des idées nouvelles pour cela : des idées pour expliquer et valoriser ce que l’on fait, ce que l’on attend en termes d’accompagnement à la scolarité, anticiper sur les craintes, prévenir… Mais cela implique d’avoir de la confiance en soi, et une parfaite maîtrise du métier, parce que faire tout cela, c’est aussi s’exposer. » Un travail de communication, d’information, au vrai sens du terme.
Texte et photo : Florence Raguenez
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